Carl Jung et la Gnose
- Pascale de Tol
- 13 mai
- 6 min de lecture
Quand la profondeur psychique frôle la mémoire divine
Carl Gustav Jung – L’explorateur des profondeurs
Né en Suisse en 1875, Carl Gustav Jung fut médecin, psychiatre, penseur, mais avant tout voyageur des mondes invisibles.
D’abord proche de Freud, il s’en détache très tôt, refusant de réduire l’âme humaine à des pulsions. Car pour Jung, l’inconscient n’est pas une cave obscure pleine de refoulements — c’est un temple enseveli, un continent sacré habité de symboles, d’archétypes, de mémoires oubliées.
Il explore les rêves, les mythes, les religions anciennes. Il crée des ponts entre l’Orient et l’Occident, entre l’alchimie et la psychologie, entre l’individu et le cosmos. Il découvre l’inconscient collectif, forge les concepts d’ombre, de persona, d’anima/animus, et surtout, cette voie d’unification qu’il nomme individuation — un retour au Soi profond.
Carl Jung ne cherche pas à guérir au sens moderne. Il cherche à reconnecter l’être à sa totalité, à sa source. Il meurt le 6 juin 1961, laissant une œuvre immense, traversée par une question essentielle :
Comment redevenir entier dans un monde qui nous disperse ?
Aujourd’hui encore, son regard guide ceux qui pressentent que la psyché humaine est bien plus vaste que ce que la science veut bien mesurer. Et que dans ses abîmes sommeille une lumière ancienne.

⸻
Carl Jung et la Gnose, deux langages, une même blessure
C. G. Jung n’était pas gnostique au sens doctrinal du terme. Il n’enseignait pas les textes de Nag Hammadi, ne parlait pas de Plérôme, ni de Démiurge, ni d’Adamas. Pourtant, dans le cœur de sa pensée, dans la structure intime de ses écrits, on retrouve l’écho vibrant de la blessure originelle.
Celle d’une chute, d’une division, d’un oubli intérieur.
Et le long de son œuvre — surtout dans ses écrits les plus personnels — la Gnose affleure, sans se nommer.
Ce n’est pas une coïncidence si Jung lui-même disait qu’il s’était toujours senti comme un homme de l’Antiquité égaré dans le monde moderne. Il ne cherchait pas à inventer une nouvelle psychologie, mais à retrouver une parole oubliée, un savoir enfoui dans les profondeurs de l’âme.
Et ce qu’il appelle l’Inconscient, le Soi, la totalité, ce sont peut-être — pour ceux qui entendent — des noms masqués de l’Étincelle, de l’Éon, de l’union brisée avec la Source.
⸻
Carl Jung, une rencontre inavouée avec la Gnose
Jung découvre très tôt les écrits gnostiques, notamment grâce à ses recherches sur les alchimistes et les courants ésotériques.
Il lit les Pères de l’Église non pour défendre le dogme, mais pour retrouver ce qu’ils ont combattu.
Et dans les fragments gnostiques qu’il étudie, il reconnaît quelque chose qu’il n’avait encore jamais lu : une connaissance vivante, née d’un choc intérieur, d’un éveil, d’un renversement.
Il écrit :
« Pour moi, les gnostiques sont mes vrais prédécesseurs. »
(Lettre à Hans Schmid, 1955)
Mais il ne s’y abandonne jamais totalement, il reste un homme de science, de structure, de langage accessible.
Il traduit la Gnose en psychologie, et en le faisant, il la protège… et la rend presque méconnaissable.
⸻
Quand la psychologie devient seuil
Pour Jung, l’âme n’est pas malade : elle est coupée, coupée du corps, coupée de l’esprit, coupée de la totalité. Et cette coupure n’est pas due à des blessures humaines, mais à une faille plus ancienne, une fracture du réel.
Il nomme cela la désintégration, la dissociation, le désenchantement, mais ce qu’il touche là, c’est le cri silencieux de l’étincelle.
Et dans sa quête pour réunifier, il propose un chemin :
• Non pas de purification,
• Non pas de croyance,
• Mais de descente, de confrontation, de face-à-face avec l’ombre.
C’est ce qu’il appelle l’individuation, que l’on pourrait traduire, dans une lecture gnostique, par le chemin de retour vers l’origine — à travers la traversée de l’oubli.
⸻
Carl Jung et l’archétype du Démiurge
Dans sa lecture de la Bible, Jung est très critique envers le Dieu de l’Ancien Testament. Il le considère comme ambigu, violent, instable, et y voit un archétype de la psyché non intégrée. Pour lui, ce dieu-là n’est pas l’Absolu, il est un fragment, un aspect du tout, parfois dangereux, parfois trompeur.
Sans le dire explicitement, Jung rejoint ici les gnostiques, qui identifient ce dieu de justice et de pouvoir comme le Démiurge, créateur du monde matériel mais séparé de la vraie lumière.
Dans Réponse à Job, Jung va plus loin encore : il affirme que Dieu a besoin de l’homme pour se compléter, pour devenir plus conscient, plus total.
Une idée que les gnostiques exprimeraient autrement : Le Très-Haut ne s’impose pas — il s’éveille dans l’étincelle que rien ne peut forcer.
⸻
Le Soi : un nom moderne pour une mémoire oubliée
Le concept de Soi chez Jung est peut-être ce qui se rapproche le plus de la Gnose pure.
Ce Soi n’est pas le moi, il n’est pas la personnalité, ni le “moi supérieur” tel qu’il est souvent présenté dans le New Age.
Le Soi, chez Jung, est le centre vivant et inconnu de l’être, la totalité qui dépasse le mental, le corps, les émotions.
Il est parfois représenté comme un feu, un cercle, une étoile, un mandala vivant.
Pour un lecteur gnostique, ce Soi résonne immédiatement avec l’étincelle divine, le fragment du Plérôme, la lumière d’en-haut oubliée dans les couches denses de la psyché.
Mais chez Jung, le Soi est à intégrer, dans la Gnose, il est à reconnaître, c’est là toute la nuance.
⸻
Le Livre rouge : la traversée de l’autre monde
C’est dans son Livre rouge, journal intime de visions et de descentes intérieures, que Jung se révèle le plus proche des gnostiques.
Il y parle avec des figures intérieures, traverse des paysages symboliques, reçoit des révélations, et surtout : il meurt au monde rationnel pour renaître dans une parole vivante.
Ce livre n’a pas été publié de son vivant. Il était trop brut, trop sacré, trop vrai. Et ceux qui le lisent aujourd’hui avec le cœur y découvrent la même vibration que dans les Évangiles gnostiques : un langage de l’âme, une traversée de l’ombre, un feu qui éclaire sans brûler.
⸻
Une Gnose sans la nommer
Jung n’a jamais dit : "Je suis gnostique", mais à travers ses symboles, ses rêves, ses confrontations avec l’invisible, il a laissé entrevoir une chose rare : le souvenir d’un autre monde, et ce souvenir, il ne l’a pas théorisé, iI l’a porté.
⸻
Ce qui sépare Jung de la Gnose… et ce qui les relie
Il faut être juste : Jung ne va pas jusqu’au bout de la Gnose.
Il croit encore à l’individuation du moi.Il cherche à réconcilier le conscient et l’inconscient,
là où la Gnose cherche à dissoudre l’illusion du moi pour laisser la lumière remonter sans forme.
Jung essaie de vivre dans ce monde avec plus de totalité, le gnostique, lui, reconnaît que ce monde est falsifié, et ne cherche plus à s’y installer.
Mais ils se rejoignent dans la profondeur. Dans l’exigence de lucidité, dans le refus des réponses toutes faites, dans le vertige sacré de celui qui descend vraiment en lui… et voit.
⸻
Pour conclure : Carl Jung, un passeur à la frontière
Jung est un passeur, un pont entre deux mondes. Il parle à ceux qui ne peuvent plus croire aux dogmes, mais qui sentent qu’il y a autre chose derrière le visible.
Il n’a pas trahi la Gnose, il l’a préparée, rendue audible, ouverte à ceux qui avaient encore besoin de mots.
Et peut-être qu’aujourd’hui, ceux qui entendent la Gnose depuis leur feu intérieur peuvent le lire avec reconnaissance, non comme un maître, mais comme un compagnon du seuil.
Car dans ses silences, dans ses intuitions, dans ses éblouissements, Jung a touché le bord du Royaume, et il l’a murmuré à ceux qui savaient déjà.
⸻
Ce que Jung n’a pas lu… et ce qu’il aurait peut-être reconnu
Il est bouleversant de penser que les textes de Nag Hammadi n’ont été découverts qu’en 1945, soit trop tard pour que Jung en prenne pleinement connaissance. L’Évangile de Thomas, celui de Philippe, de Marie, le Livre secret de Jean, ou encore l’Évangile de Judas — tous ces écrits portaient la vibration exacte qu’il avait pressentie dans ses rêves, ses visions, ses méditations… sans jamais pouvoir y mettre de nom.
S’il avait pu lire ces textes, non filtrés par les Pères de l’Église, il aurait découvert une Gnose vivante, non plus comme une construction théologique, mais comme un miroir intérieur de ce qu’il avait toujours porté.
On peut imaginer que sa vision du Soi, sa lecture de la lumière, et même sa compréhension de l’origine du mal auraient été radicalement transformées.
Non pour contredire ce qu’il avait vu, mais pour l’éclairer plus haut.
Pascale de Tol
Comments